Il est de ces moments charnières dans la vie que rien ne conforte plus qu’une convergence d’événements, rencontres et lectures si appropriés qu’on ne peut faire autrement que de s’engager dans la voie tracée ainsi en pointillée, répondre à cette force intérieure qui ne nous laisse guère de choix.

Bien plus qu’un roman, un livre d’art

La lecture de Gabriële d’Anne et Claire Berest est l’un de ces moteurs qui me poussent à retrouver mon amour de l’art en flânant dans les musées et galeries, en feuilletant revues et livres d’art. Il m’invite aussi à m’interroger sur ma pratique. Ce livre est un cadeau au sens le plus large du terme, il résonne profondément et durablement en moi, tant il me semble prédestiné et arrivé au moment précis où je devais m’y plonger.

Pour tout artiste et/ou amateur d’art, il est légitime de se poser la question de l’inspiration, de ses sources, de son évolution, de la façon dont elle est influencée par un contexte émotionnel, philosophique, historique et géographique, à quel point elle s’émancipe du savoir, de la technique, du regard des autres, comment elle s’inscrit dans une personnalité ou une autre, où se situe son point de rencontre avec l’influence d’un contemporain ou d’un courant.

Une femme, des artistes

Gabriële est un roman très documenté sur Gabriële Picabia, autant qu’une ode à la femme, pilier, soutien, entremetteuse de grands artistes de la première moitié du XXe siècle. Il fallait absolument rendre justice à cette figure de l’ombre de l’art moderne. Féministe ? Peut-être un modèle de féminisme plus assumé que revendiqué.

La mise en lumière de sa vie donne à voir l’influence et les relations qu’elle a entretenues avec les plus grands, Francis Picabia son mari, Marcel Duchamp et Guillaume Apollinaire, inséparables amis, et tant d’autres dans ce milieu fantasque et bouillonnant. Son ouverture d’esprit et sa volonté de s’accomplir à une époque où la femme devait entrer dans un cadre bordé de conventions, de traditions patriarcales, où le milieu de l’art ne faisait qu’une place rare à son sexe, marque son décalage avec son temps. Elle est si en avance dans sa compréhension de l’art, si pleine de convictions qu’elle s’impose comme un phare au milieu d’un océan peu prévisible où les artistes se cherchent, changent de cap et sombrent parfois, où la guerre comme une tempête, les bannit de leurs terres. Autour de cette femme intrépide, il n’y a plus de règles, plus de frontières, seulement la liberté pour chaque artiste qu’elle côtoie de poursuivre sa quête existentielle nourrie d’un insatiable besoin de créer.

En avant les artistes

Je retrouve dans ce texte l’histoire d’œuvres qui m’ont marquée, questionnée, inspirée, en particulier celles de Marcel Duchamp, Le grand verre – La mariée mise à nu par ses célibataires même (1915-1923) et Nu descendant l’escalier (1911) ci-dessous, où l’on sent sa proximité avec F. Picabia et leurs aspirations communes pour le mouvement, la mécanique et chose nouvelle : l’abstraction.

Au salon des artistes indépendants où l’impressionnisme domine très largement la scène artistique, émergent petit à petit de nouveaux courants, fauvisme, abstraction, expressionnisme, dada, qui donnent un tout nouveau visage à l’art : la toile devient autonome, on ne l’admire plus pour ce qu’elle représente mais pour ce qu’elle est.

Approcher l’art par l’histoire de l’artiste, c’est s’offrir une compréhension plus intime de son œuvre, et si l’œuvre devient autonome et créé de l’émotion par elle-même, comprendre l’énergie que son auteur lui a insufflée lui offre une dimension et une émotion bien plus grande. Gabriëlle est le point de rencontre, de connivence ou de défi de ces artistes de l’art moderne qui ont ouvert une immense porte d’où souffle un joyeux vent de liberté.

EL

 Gabriële
Anne et Claire Berest – Éditions Stock

 

 

 Les artistes en lumière

Francis Picabia

I see again in memory my dear Udnie
Francis Picabia
1914

Portrait de Picabia par Robert Desnos

« Il n’est pas donné à tous de vivre, comme Picabia, la vie comme une belle aventure. Certes, Picabia est une exception. C’est l’individu lâché aux derniers jours du XIXe siècle et qui, toujours épris de liberté, arrive aujourd’hui aux abords de ce 1930, qui promet de fêter autrement que par des nécrologies le centenaire de Hernani.

Peintre, écrivain, Picabia a tout sacrifié  à la vie. Inconstant comme elle, il ne compte plus les séparations et ces matins où l’esprit se retrouve lavé de tout le passé.

Il va de soi qu’il a souvent déçu ceux qui ne le comprirent pas. Aux alentours de 1900, il avait déjà  désolé les Beaux-Arts en passant à l’impressionnisme et l’on voyait en lui le futur grand paysagiste.

1905 ? Il participait au mouvement fauve. 1911 ? Il créa l’orphisme auprès de quoi le futurisme n’est qu’immobilité et qui, de compagnie avec les cubistes, explore des régions nouvelles.

1914 ? La peinture mécanique, que certains découvriront dix ans plus tard, apparaît dans ses tableaux.

Il fallut Dada et l’action qu’il mena alors avec André Breton et Tristan Tzara pour que Picabia consentît  à se dévoiler. Ceux qui l’ont approché savent depuis jusqu’à quels extrêmes Picabia peut aller dans le domaine de l’indépendance morale. »

Robert Desnos

« Gabriëlle Buffet prend plaisir au danger… elle est toujours riche d’esprit, son esprit est une source au bord de la route. Elle fera ce qu’elle a toujours fait : entraîner dans sa profondeur ceux qui ne peuvent vivre qu’en surface. »

Francis Picabia

Marcel Duchamp

Nu descendant l’escalier
Marcel Duchamp
1912

Duchamp a conçu cette œuvre dynamique en s’inspirant notamment des chronophotographies de Étienne-Jules Marey et de Eadweard Muybridge, deux scientifiques qui étudiaient la décomposition du mouvement. Ce nu a fait polémique au Salon des artistes indépendants de 1912. À mi-chemin entre cubisme et futurisme, l’œuvre est jugée trop ambiguë par les propres amis de Marcel Duchamp pour être exposée. Mais elle est présentée à New York lors de l’Armory Show de 1913 où elle fait sensation.

 

La mariée mise à nu par ses célibataires même
Marcel Duchamp
1914

« Je reçois à l’instant une lettre de Gaby P_… »

Marcel Duchamp

Guillaume Apollinaire

Le Pont Mirabeau

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Guillaume Apollinaire

Francis et Gabriële Picabia, Guillaume Apollinaire